Opinion – Le paradoxe de la survie en Haïti : entre une économie en décrépitude et la déliquescence de l’État
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Opinion – Le paradoxe de la survie en Haïti : entre une économie en décrépitude et la déliquescence de l’État
La situation actuelle d’Haïti résulte d’une conjugaison complexe de facteurs structurels et conjoncturels, impliquant des déterminants à la fois endogènes et exogènes. Parmi ceux-ci figurent notamment le poids historique de la dette coloniale, les catastrophes naturelles récurrentes, les ingérences étrangères persistantes, la corruption systémique, ainsi qu’une pluralité de dynamiques sociohistoriques connexes. Ces éléments ont, au fil du temps, contribué à la déstabilisation des institutions étatiques et à l’effritement de la confiance des citoyens envers leur gouvernement.
Malgré ces conditions particulièrement hostiles, les Haïtiens font preuve d’une résilience remarquable, révélant une interrogation troublante : comment un peuple peut-il survivre malgré une économie en dépression et un État en pleine déliquescence ? À travers une analyse succincte, nous explorerons les racines de ce paradoxe ainsi que les perspectives d’avenir pour le pays.
Pour comprendre cette déchéance institutionnelle, il convient de distinguer trois notions : État faible, État fragile et État défaillant (ou déliquescent).
Un État faible connaît des difficultés économiques et sociales, mais ses dirigeants manquent de moyens — ou de volonté — pour y faire face. Selon André Corten (L’État faible : Haïti et la République dominicaine, 2011), il s’agit d’un État dans lequel le gouvernement échoue à satisfaire les besoins essentiels de la population (nourriture, santé, éducation…). Cette faiblesse est souvent entretenue par des élites politiques et économiques corrompues, qui privilégient leurs intérêts personnels.
Un État fragile est une notion plus récente. Il se caractérise par la contestation du pouvoir, la recrudescence de conflits violents internes, et l’incapacité des institutions à garantir la sécurité et les services de base. La population perd progressivement confiance dans l’État.
Enfin, un État défaillant ou déliquescent représente le stade ultime : l’État ne parvient plus à remplir ses missions fondamentales, telles que la protection des citoyens, et connaît des crises humanitaires récurrentes. Selon de nombreux experts, c’est le cas d’Haïti aujourd’hui.
Selon Norbert Elias (La Dynamique de l’Occident, 1939), un État fonctionne sur une double monopolisation :
1. Le monopole de la violence légitime : l’État doit être le seul à pouvoir exercer la force. Or, en Haïti, près de 80 % de Port-au-Prince et des grandes agglomérations sont contrôlés par des gangs armés.
2. Le monopole fiscal : la capacité de prélever l’impôt. Or, l’État haïtien dispose de moyens très limités, en raison d’institutions fiscales dysfonctionnelles.
S’ajoutent à cela l’absence de services publics essentiels (eau, électricité…), des crises humanitaires récurrentes, une dépendance chronique à l’aide internationale, et une justice quasi inexistante favorisant l’impunité et la criminalité.
La corruption joue un rôle central dans cette déliquescence. D’après la Banque mondiale, elle détourne 30 à 40 % des revenus annuels du pays. Au cœur d’un système où l’État sert une minorité au détriment de la majorité, elle alimente la pauvreté, l’instabilité politique et la faillite institutionnelle. Les élites corrompues, politiques comme économiques, financent parfois des gangs afin de contrôler des territoires ou éliminer la concurrence, aggravant ainsi l’effondrement de l’autorité publique.
Comme évoqué précédemment, l’échec économique d’Haïti résulte de causes multiples, internes et externes. En réponse à l’incapacité de l’État à assumer ses responsabilités, la population haïtienne fait preuve d’une inventivité et d’une résilience remarquables à travers des mécanismes alternatifs.
Le principal levier de survie est l’économie informelle, qui représente selon l’IOE (2023) environ 81 % des activités urbaines et 42 % des activités rurales, réparties entre le commerce, l’agriculture et les PME. Roseman Aspilaire (2014) qualifie cette économie parallèle d’« amortisseur social » face aux chocs économiques, à la pauvreté chronique et au chômage de masse hérité des ajustements structurels post-1990. Elle permet à de nombreux ménages d’accéder à des biens de première nécessité à des coûts abordables.
En outre, les systèmes de solidarité communautaire tels que les sabotay, sòl ou koperativ servent de substituts aux services bancaires formels, souvent inaccessibles. Les transferts de la diaspora, représentant 38 % du PIB, constituent également une source vitale de revenus pour de nombreuses familles, leur permettant de subvenir aux besoins quotidiens et de soutenir certains investissements locaux.
Enfin, les ONG et les bailleurs internationaux jouent un rôle crucial, notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’aide humanitaire.
Les paysans, les classes populaires et la classe moyenne sont les premières victimes de l’effondrement de l’État. Le développement du secteur informel, la dépendance aux transferts de la diaspora et l’omniprésence des ONG illustrent la défaillance d’un État en retrait. On pourrait même penser qu’il abdique volontairement ses fonctions :
Il n’encourage pas l’investissement productif, laissant les citoyens s’en remettre à des stratégies de survie individuelles.
Il délègue implicitement la protection sociale à la diaspora.
Il ignore les besoins fondamentaux de la population, laissant les ONG en assurer la prise en charge.
Ainsi, ces organisations exercent un pouvoir informel grandissant, au point que l’on parle aujourd’hui de « République des ONG ». Cette dépendance accentue la vulnérabilité du pays tout en renforçant l’emprise étrangère. Finalement, si la résilience populaire, les soutiens de la diaspora et l’aide internationale permettent de pallier l’urgence, ils traduisent surtout une chose : l’absence de l’État.
Haïti illustre de manière saisissante la coexistence d’un État en ruine et d’un peuple résilient, dont l’ingéniosité pallie les carences institutionnelles. Toutefois, cette capacité à survivre à l’insoutenable contribue à entretenir, voire à normaliser, l’effondrement étatique. Ce fragile équilibre, qui fige le pays dans une précarité durable, retarde la mise en œuvre des réformes nécessaires.
Pour rompre avec ce cycle délétère, une réforme structurelle s’impose, fondée sur une stratégie rigoureuse et une synergie réelle entre acteurs locaux et partenaires internationaux.
1. Briser la dépendance financière : cela passe par une renégociation avec le FMI, visant un rééchelonnement — voire une annulation partielle — de la dette publique, estimée à près de 27 % du PIB d’ici 2025.
2. Lutter contre la corruption : il est impératif de renforcer l’arsenal juridique et de mettre en place des mécanismes de contrôle indépendants et efficaces.
3. Réformer la fiscalité : une modernisation profonde de l’administration fiscale est nécessaire, afin d’élargir l’assiette et d’accroître les recettes publiques.
Enfin, une refondation citoyenne de l’État est incontournable. Elle passe par une gouvernance inclusive, l’instauration d’une véritable éthique du service public, et une éducation civique renouvelée. Seule une telle convergence de réformes audacieuses, portée par une volonté politique forte, permettra à Haïti de dépasser ses contradictions et de s’engager résolument vers l’émancipation socio-économique.
Carly-Marc Wensley ARCHILLE
Formation en sciences économiques et en travail social